La péninsule italienne s’est longtemps racontée à travers la splendeur de Rome, son empire tentaculaire, ses forums, ses ruines mythiques et ses mille légendes qui font vibrer les manuels d’histoire depuis des siècles. De la louve nourricière à Jules César, du Colisée à la Via Appia, la capitale incarne dans l’imaginaire collectif l’origine et l’apogée d’une civilisation considérée comme le socle de l’Europe moderne. Mais cette narration dominante, bien huilée, tend à effacer d’autres voix, à occulter des récits bien plus anciens et souvent plus profonds. Dans l’ombre de Rome, d’autres cités murmurent des histoires oubliées, façonnées par la pierre, le temps et la ténacité humaine. Matera est de celles-là. Ville troglodyte, sculptée à même la roche, peuplée depuis des millénaires, elle défie les chronologies classiques et convoque une mémoire qui remonte au-delà des empires. Préparez-vous à revoir vos classiques. Bienvenue à Matera, cité rupestre et palimpseste vivant d’une histoire que le monde commence à peine à redécouvrir.
Aux portes du temps : Matera et sa géographie énigmatique
Matera, la « Città dei Sassi »
On l’appelle la « ville de pierre », mais ce surnom ne suffit pas à traduire l’émotion que suscite sa silhouette. Matera semble avoir surgi d’un autre âge, taillée dans la roche comme un vestige éternel. Ses Sassi – deux quartiers anciens, Sasso Barisano et Sasso Caveoso – forment un entrelacs vertigineux de ruelles pavées, de grottes creusées à même la falaise, de maisons superposées en cascades, d’escaliers dérobés qui serpentent entre ombre et lumière.
Une ville creusée dans un canyon
Accrochée aux flancs abrupts d’une gravina – un canyon profond sculpté par l’érosion –, Matera se situe dans la région de la Basilicate, au sud de l’Italie, non loin de la frontière des Pouilles. Cette position géographique l’a maintenue à l’écart des grands circuits touristiques pendant des décennies. C’est peut-être ce qui l’a sauvée d’une gentrification prématurée, lui permettant de conserver une atmosphère suspendue, hors du tumulte contemporain.
Une ville longtemps oubliée
Encore au milieu du XXe siècle, peu d’Italiens connaissaient véritablement Matera. Perçue comme un territoire rural marginalisé, elle n’avait ni le prestige artistique de Florence ni le poids politique de Rome. Ce relatif oubli a contribué à préserver une authenticité brute, aujourd’hui exaltée par ceux qui la redécouvrent avec fascination.
Un millefeuille historique plus ancien que Rome
Des racines paléolithiques
Peu de lieux en Europe peuvent prétendre à une ancienneté comparable. À Matera, les archéologues ont mis au jour des traces d’occupation humaine remontant au Paléolithique, soit plus de 10 000 ans. Ces premières communautés vivaient déjà dans les grottes naturelles des Sassi, exploitant les anfractuosités calcaires pour se protéger des éléments. Bien avant que Rome ne naisse sur les rives du Tibre, des hommes s’étaient installés ici, dans ces cavités ouvertes sur le vide, bâtissant les fondements d’une ville sans nom.
Une culture préromaine bien enracinée
Au fil des millénaires, ces abris troglodytes ont évolué : des escaliers rudimentaires, des citernes, des fours domestiques y furent ajoutés. La ville s’organisait déjà autour de systèmes communautaires et agricoles, à une époque où le mot « Rome » n’avait encore aucune signification. Matera était un centre de vie, de rites, de production, bien avant l’avènement de la République romaine.
Une relecture du post-Romain
L’effondrement de l’Empire romain d’Occident, loin de signifier la fin d’un âge d’or, inaugura pour Matera une phase singulière d’expansion. Sous l’influence byzantine, la ville devint un bastion spirituel, comme en témoignent les églises rupestres ornées de fresques aux couleurs vives, d’inspiration orientale. Ces sanctuaires, souvent dissimulés dans des cavités ou creusés directement dans la roche, illustrent la continuité d’un art sacré affranchi des canons romains.
Puis vinrent les Normands, les Souabes, les Aragonais. Chaque domination modifia la structure urbaine, ajoutant aux grottes des façades de pierre, des cloîtres, des passages voûtés, des palais en surplomb. La cathédrale de Matera, érigée au XIIIe siècle, trône aujourd’hui comme le témoin de cette stratification historique, alliant sobriété romane et détails orientalisants.
Renaissance d’une honte nationale
Au XXe siècle, l’histoire bascule. Le pays découvre avec stupeur les conditions de vie précaires de nombreux habitants des Sassi, sans électricité ni eau courante, dans des cavités surpeuplées. Matera devient alors le symbole d’un retard social que l’Italie souhaite effacer. En 1952, les familles sont évacuées, les Sassi sont abandonnés, classés « honte nationale ».
Mais c’est justement cette éviction brutale qui va amorcer le renversement. Progressivement, les artistes, les intellectuels, les passionnés de patrimoine reviennent. Parmi eux, Carlo Levi, dont le roman Le Christ s’est arrêté à Eboli met en lumière l’humanité blessée mais digne des habitants du sud. En 2019, Matera est nommée Capitale européenne de la culture, comme une revanche éclatante.
Une mémoire éclipsée par l’hégémonie de Rome
Un récit à sens unique
Depuis des siècles, Rome dicte les récits. Capitale spirituelle, politique, artistique, elle écrase les alternatives. Les livres d’histoire l’érigent en point de départ absolu, oblitérant les sociétés périphériques qui ont pourtant survécu, parfois plus longtemps encore. Dans cet écrasement narratif, des villes comme Matera sont reléguées aux marges, perçues comme archaïques, alors qu’elles offrent une autre temporalité, plus lente, plus durable.
Le poids de l’isolement
Pendant longtemps, Matera fut difficile d’accès, nichée dans un relief escarpé, éloignée des grands axes. Cette géographie l’a protégée autant qu’elle l’a condamnée à la discrétion. La vie y était rude, marquée par une ruralité profondément enracinée, loin des innovations des centres urbains. Ce recul a retardé sa reconnaissance, mais il a aussi préservé son âme.
Une stratégie touristique timide
Tandis que Rome bénéficie depuis des décennies d’un marketing millimétré et d’une valorisation patrimoniale continue, Matera n’a été « vendue » que tardivement. Elle a dû construire elle-même son identité touristique, souvent contre les préjugés. Aujourd’hui encore, beaucoup la découvrent par hasard, éblouis par un panorama qu’ils n’attendaient pas, par une histoire qui ne figurait pas dans leurs guides.
Redécouvrir Matera aujourd’hui : une expérience totale
Les Sassi comme voyage sensoriel
Arpenter Sasso Barisano et Sasso Caveoso revient à remonter un fleuve de pierre. À chaque détour, une habitation troglodyte reconvertie en galerie, en café ou en chambre d’hôte. Des escaliers creusés dans la roche, des caves transformées en musées. Parmi les incontournables, la Casa Grotta di Vico Solitario, reconstitution poignante de la vie quotidienne d’autrefois.
Un patrimoine sacré dissimulé dans la roche
Le Parc des Églises Rupestres rassemble plus de 150 édifices religieux, certains à peine visibles, enfouis dans le calcaire. On y admire des fresques byzantines, des voûtes peintes à la chaux, des autels sculptés directement dans la pierre. Ce sanctuaire à ciel ouvert raconte une foi taillée dans la matière brute.
Une immersion culturelle et gastronomique
Le charme de Matera ne s’arrête pas à ses pierres. Le pain local, cuit dans des fours traditionnels, porte l’empreinte de siècles de savoir-faire. Les ruelles vibrent de festivals, de concerts, de projections en plein air. Le soir venu, la ville s’illumine doucement, offrant des vues spectaculaires sur la gravina, tandis que les restaurants servent des plats enracinés dans la terre et l’histoire.
🪨 Thème | 📝 Détails |
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🏛️ Rome vs Matera | Rome domine le récit historique, éclipsant des villes comme Matera, pourtant plus anciennes et riches d’autres mémoires. |
🗺️ Géographie énigmatique | Matera est située dans un canyon (gravina) de Basilicate, à l’écart des grands circuits touristiques. |
🏚️ Les Sassi | Deux anciens quartiers troglodytiques : Sasso Barisano et Sasso Caveoso, véritables labyrinthes de pierre vivants. |
📜 Une histoire très ancienne | Traces d’habitat remontant au Paléolithique, bien avant Rome. Ville habitée depuis plus de 10 000 ans. |
⛪ Art et spiritualité rupestres | Des églises byzantines peintes dans la roche, témoins d’une continuité artistique sacrée. |
📉 Déclin et oubli | Au XXe siècle, les conditions précaires en font une « honte nationale ». Les habitants sont déplacés. |
🎭 Renaissance culturelle | Carlo Levi, puis la nomination de Capitale européenne de la culture en 2019 remettent Matera sur la carte. |
🧭 Découverte sensorielle | Ruelles, maisons troglodytes, musées, fresques byzantines, gastronomie locale… Une expérience immersive. |
🌄 Un appel à voyager autrement | Matera propose une alternative aux circuits classiques : une histoire vécue dans la pierre, le silence et la mémoire. |
Un appel à explorer autrement l’Italie
Matera offre un autre visage du pays, loin des clichés. Un lieu où l’histoire se vit avec les pieds, dans la poussière des sentiers, dans l’ombre d’une grotte millénaire. Ce n’est pas un décor figé, mais une ville encore habitée, en dialogue constant avec son passé.
Rome continuera de briller, mais elle ne peut plus être l’unique flambeau de l’histoire italienne. Matera impose désormais sa lumière propre, faite de ténèbres éclairées, de silences éloquents, d’une continuité humaine ininterrompue. Ici, l’histoire n’est pas monumentale, elle est viscérale. Elle se lit dans la pierre, dans les gestes, dans la poussière. Et elle vous attend.

Amoureuse et dénicheuses de lieux d’exception